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14 septembre 2011 3 14 /09 /septembre /2011 14:13

 

Ce jour-là, la date qu’indiquait le calendrier mural était celle du jeudi 10 février, bien qu’en réalité, on soit déjà le 2 mai. Depuis qu’on l’avait jetée brutalement à terre quelques semaines auparavant, l’horloge était restée bloquée sur 00h12. Le temps ici, n’avait plus le temps de prendre le temps de passer ; il n’existait plus.

Le vieux parquet en bois de hêtre luisait et les murs étaient d’un blanc immaculé.

La fenêtre, très étroite, était située plein Nord et les rayons du soleil qui parvenaient à l‘atteindre étaient rares. L’unique lampe de la pièce, suspendue au plafond, diffusait une lumière crue et aveuglante. Pour cette raison, bien souvent, on ne l’allumait pas.

De toute façon, pour ce que les gens faisaient ici, la lumière n’étaient pas nécessaire.

Le lit, assez grand, était en fer et, comme un fait exprès, grinçait terriblement.

 

Cela faisait exactement dix-huit ans, sept mois et douze jours que j’occupais cette place sur le mur en face du lit, à droite de la porte et à gauche de la fenêtre de la chambre 17 d’un modeste petit hôtel de la rue des Cardeurs, et je commençais à trouver le temps long.

Au début, c’est vrai, je m’étais bien amusé. On entrait ici furtivement, dans des éclats de rire étouffés, des sourires esquissés, et aussitôt, quelque chose comme un voile de gêne et de honte mêlées s'étendait dans la pièce. Ce n'était jamais les mêmes filles, jamais les mêmes hommes, et pourtant, c’était toujours la même chose, et j’ai fini par en avoir assez. Toujours les mêmes soupirs exagérés, la même langueur et surtout, toujours cette vulgarité sur le visage de la fille, cette insupportable supériorité sur celui de l’homme.

Le temps avait passé au-dessus du lit aux draps blancs. Moi, je n’attendais que le moment où la fille viendrait se remaquiller devant moi. Ces courts instants où j’avais l’impression qu’enfin, on me regardait.

 

Ce jour-là donc, j’étais seul avec l’obsessionnelle blancheur des murs et les reflets du parquet, et je m’ennuyais à mourir.

 

La porte s’ouvrit brusquement. La fille entra en riant, dans un courant d’air, tourbillon d’étoffe et de tissus froissés. Elle tira l’homme par la manche et le poussa sur le lit. Il était 23h47 à la montre en argent au poignet de l'homme.

Il était sombre, avait des yeux très noirs sous des cils interminables, un regard profond, les cheveux en brosse, très noirs eux aussi, un smoking et une cravate noirs sur une chemise blanche ; et un visage d’une impassibilité déconcertante.

Elle colla son corps au sien et fit voler cravate, chemise et smoking. Lui, défit lentement la fermeture arrière de sa robe bleue, et moi, je ne voyais que la nuque, tendre, tendue, frissonnante de la fille, et le visage impassible de l’homme.

Ils prirent leur temps ; le temps ici n’existait pas. Ils avaient devant eux tout le temps du monde. Ils se laissèrent aller à leurs désirs et ce jour-là, le spectacle de leurs corps enlacés dans cette volupté magnifique m’apparut dénué de toute trace de vulgarité.

Dans la pièce, le léger voile de gêne et de honte, doucement, se dissipa.

 

Quand ils eurent fini, la montre de l’homme indiquait 01h25. Ce soir-là, elle avait décidé de ne pas se presser.

Les fibres de leurs corps tendues à éclater, ils se laissèrent tomber, haletants, sur les traversins blancs, et elle sortit son paquet de cigarettes. Des gitanes. Il lui fit remarquer que c’était peu commun, pour une prostituée, de fumer des gitanes. Elle lui rétorqua que toutes les putes ne fumaient pas des Vogues et qu’elle l’emmerdait. Il rit. Elle dit encore que de toute façon, elle n’était pas une pute comme les autres puisqu’elle l’était par plaisir et non par nécessité. A son regard baissé, à son sourire forcé, il comprit qu'elle mentait, mais il ne dit rien et il lui demanda son prénom ; elle répondit qu’elle s’appelait Sarah. Il aimait bien ce prénom, et il le lui dit. Elle sourit, rejetant doucement la fumée d’entre ses lèvres, et lui chercha son visage au travers, et ses yeux, et sa bouche, et il la trouva belle.

Elle se tourna vers lui, lui dit qu’elle n’avait pas l’habitude de poser des questions aux hommes avec qui elle couchait mais que cette fois-ci… elle ne savait pas vraiment comme l’exprimer, elle ne savait pas vraiment comment l'expliquer, mais cette fois-ci, ç’avait été différent, et elle voulait savoir pourquoi il était venu.

La chambre s’emplit de silence et de fumée.

« - Je ne sais pas, finit-il par répondre. Peut-être parce que j’ai de l’argent à ne plus savoir qu’en faire. Peut-être parce que cela fait des années que je n’ai plus fait l’amour à ma femme. Peut-être que tu me plaisais, tout simplement. »

Elle soupira, leva les yeux et demanda au ciel pourquoi elle ne plaisait qu'aux hommes bourrés de fric, et qui avaient des problèmes avec leur femme.

Le ciel ne lui répondit pas alors l’homme lui fit remarquer que ça n’avait pas l’air de lui déplaire tant que ça.

« - C’est vrai », avoua-t-elle.

Il y eut un nouveau silence.

L’homme reprit :

« - Je ne cherchais pas en toi la même chose que les autres. C'est par hasard que je passais par cette rue et que je t'ai remarqué. Il y a quelque chose chez toi qui a attiré mon regard dès l'instant où je t'ai vu ; c'est la flamme qui danse dans tes yeux. Une flamme vive, rouge braise, une flamme brillante comme mille feux et qui attend et qui semble crier au monde entier : « regardez-moi ; j'existe. Je suis vivante ! Regardez-moi. »

Ma mère avait la même. Elle était belle, tu sais. Quand j’étais gosse, elle nous prenait par la main mon frère et moi, et nous courrions au parc derrière la maison. Alors elle nous asseyait sur les balançoires et nous poussait tous les deux, riant aux éclats et tournant sur elle-même dans sa robe blanche. Mon père n’était jamais là. Jamais. Il ne rentrait que le soir, fatigué, effondré ; alors elle lui sautait au cou, riant toujours ; et toujours il lui disait : « doucement chérie, ce n’est pas le jour. ». Ce n’était jamais le jour.

Le temps a passé et la flamme dans ses yeux, déclinait doucement.

Mon père croyait que la grande maison, les jouets hors de prix et les voitures de luxe qu’il nous offrait suffisaient à combler son absence.

Le temps passait toujours, inexorablement. J’ai grandi et je suis parti. Lorsque je suis revenu, la flamme s’était éteinte dans les yeux de maman. Je savais qu’il n’y avait rien à faire pour la rallumer. Depuis ce jour, j’ai cherché cette flamme dans tous les yeux du monde, je me suis accroché à chaque regard avec cet espoir fou qui me broyait le cœur. Quand j’ai rencontré ma femme, elle était jeune et ses prunelles brillaient de braises incandescentes. Mais peu à peu, sa flamme aussi a disparu ; je n’ai pas du être mieux que mon père. »

Il soupira et se tut. Il avait parlé lentement, en cherchant ses mots et elle l’avait écouté avec attention.

Elle se redressa. Il crut qu’elle voulait s’en aller alors il chercha dans sa veste de smoking, deux gros billets, qu’elle repoussa.

Elle se pencha sur lui, ses cheveux lui chatouillaient le visage et la flamme dans ses yeux brillait comme jamais.

Elle l’embrassa ; et cette nuit-là, dans cette chambre obscure, tout rebascula.

 

*

 

Elle s’assit au bord du lit, remit sa robe bleue, enfila ses escarpins blancs, l’embrassa sur le front et sortit en refermant tout doucement la porte derrière elle. Elle n’avait même pas pris la peine de se remaquiller devant moi. J’entendis son pas dans l’escalier, qui s’estompait progressivement, puis la porte d’entrée de l’hôtel claquer dans un bruit sourd. Elle devait s’allumer une gitane.

Dans la chambre 17 de l’hôtel de la rue des Cardeurs, l’homme, étendu de tout son long sur le lit aux traversins blancs, les yeux grands ouverts, regardait le plafond en pleurant.

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